Ma dernière enquête commençait à dater et les affaires n’allaient pas au mieux. Si rien ne se passait d’ici la fin de l’année, je devrais songer à décrocher de la façade ma plaque de détective privé et trouver un bureau plus excentré encore, depuis lequel il me serait sans doute encore plus difficile de me faire connaître. Un rapide coup d’œil circulaire de la pièce me fit prendre conscience que le déménagement ne serait pas long, tant la décoration était chiche et les meubles rares.
Je ruminais ces idées en mâchant une gorgée de whisky, seul, plongé dans la pénombre tombante de cette fin de vendredi, avachi dans mon fauteuil, derrière un bureau de chêne où s’empilaient pêle-mêle une plante verte, des coupures de presse, des chemises à archiver, des notes de frais de plusieurs mois et tout un tas d’objets divers chacun porteur d’une histoire, d’un souvenir, comme des petites ancres posées dans l’océan de ma mémoire.
Le whisky brulait les muqueuses mais cette morsure était réconfortante car familière ; et elle m’arrachait un peu à ces marasmes.
Je l’entendis d’abord arriver : la lourde porte de l’immeuble qui se referme dans son « blam » retentissant ; quelques secondes d’un silence feutré puis le vieil escalier en bois dont les marches grincent au rythme d’une démarche sûre et pas pressée ; le claquement des talons qui s’amplifie comme elle avance dans le couloir. Son parcours n’était empreint d’aucune hésitation : elle était déjà venue ou quelqu’un lui avait indiqué précisément la situation de mon bureau.
Je la vis au travers du carreau fumé de la porte-vitrée : la main qui se saisit de la poignée, la silhouette qui se dessine de trois-quarts.
Elle marqua un léger temps d’arrêt, presqu’imperceptible, puis ouvrit la porte sans précipitation.
« Vous êtes Ranvier Tankarville ? »
Elle avait lancé la formule depuis l’encadrement de la porte, la main encore sur la poignée, d’un ton qui ne laissait aucun doute sur le fait qu’elle connaissait déjà la réponse. Elle n’avait même pas frappé.
Le bord rond de son chapeau lui tombait sur les yeux, je ne voyais de son visage que sa bouche. Son trench cachait un corps que je devinais séduisant à l’image de ses mollets apparents, tout en courbes racées.
Le genre qui pue les histoires. Le genre qui vous donnera envie de tout mais dont vous n’aurez jamais rien. Ma tête et mon corps se disputait déjà l’attitude à tenir face à cette femme.
« C’est bien moi oui. Vous êtes ? »
Deux mots : vous/êtes. Deux mots seulement qui suffisent pourtant à soulever mille questions, et dans le flot de réponses que j’allais obtenir, le patronyme de cette personne - qui semblait pourtant être l’objet de la question que je lui adressais - était la partie qui m’intéressait le moins.

Les affaires reprenaient.